Après avoir revu la pièce L’Argent de la vieille au Théâtre Libre, à Paris, le jour même (samedi 13 avril) où l’ancienne rocardienne, ancienne sarkozyste, désormais macroniste Rachida Dati, ministre de la Culture par le plus grand des hasards, venait s’y cultiver, je suis frappé par deux choses. D’abord, cette pièce, une comédie de Rodolfo Sonego, inspirée du film éponyme de Luigi Comencini (1972) avec Bette Davis dans le rôle-titre, mise en scène par Raymond Acquaviva, constitue un véritable portrait d’Amanda Lear. Ensuite, c’est une pièce sur la mélancolie avant que d’être une comédie.
Un véritable portrait d’Amanda Lear ? Cela me frappe ce soir comme une évidence. Je me demandais en sortant du théâtre pourquoi le personnage odieux de la comtesse, incarné par Amanda, me paraissait plus sympathique que les pauvres. Était-ce lié à cette confusion entre rôle et artiste qui faisait que les paysans russes, peu habitués à la télévision dans les années 1960, méprisaient Marina Vlady pour ses interprétations de rôles amoraux ? J’ai beau apprécier la personne d’Amanda Lear pour sa fragilité, pour les remparts de Carcassonne qu’elle a construits autour d’elle et qui disposent de milliers de petites portes secrètes, pour la multiplicité de ses talents artistiques et surtout pour le charme bénéfique de certaines de ses peintures (paysages imaginaires, fleurs donnant de la lumière, portrait de Federico Garcia Lorca), je ne pense pas faire preuve de cette confusion liée à un manque de culture… sinon je finirais ministre ! Le seul mérite que je me vois est jungien : être en paix avec mon inconscient, lire les intuitions qui me font reconnaître dans une première rencontre la totalité des êtres portés au cours de son histoire par une personne qui en vaut la peine.
Je sais bien ce qu’on sait dans les médias de la genèse de la pièce. Je sais l’admiration d’Amanda pour le film originel, son penchant pour la beauté intelligente de Bette Davis, son affection identificatrice pour les romantiques déçus, sa manière féline de traverser les champs de bataille sans être touchée par les balles. Je sais bien qu’elle a voulu cette pièce, qu’elle en a tracé tous les contours, qu’elle a voulu y retrouver les membres de sa « famille de théâtre » à la manière dont Jean Cocteau reconstruisait sa famille pour engendrer La Belle et la Bête. Les auteurs ont beaucoup de mérite d’avoir glissé des répliques plus vraies que vraies, c’est-à-dire qui semblent sorties naturellement de la bouche d’Amanda Lear parce que les roses sortent toujours de la bouche des princes charmants.
Image obsédante de Jean Marais-la Bête surgissant de la brume pour apostropher Josette Day (quel nom admirable !) au tout début du film : « Ah ! Vous voliez mes roses ? Vous pouviez tout prendre dans cette maison, sauf mes roses ! » Je me dis qu’Amanda, qui a repris le titre du film pour une chanson souriante et sexy, ne peut pas être la Belle (« Je ne suis pas la Belle ») mais incarne clairement la Bête, qui cache sa beauté sous ses poils.
Amanda est au cœur de la naissance de cette pièce. Ce n’est donc pas faire injure à ceux qui l’ont accompagnée dans cet exercice et qui ont mis leur talent à son service que de le reconnaître. Les vraies reines, comme l’Edwige Feuillère de L’Aigle à deux têtes ou l’Amanda Lear à qui la lutte contre la mélancolie tient lieu de force de vie (plus proche des colombes de Picasso que des rapaces des hauteurs) s’imposent par une volonté qui se mesure à Dieu. Leurs désirs sont des ordres parce qu’elle gouvernent par amour.
Quand Picasso peint une croix, c’est un Picasso. Quand Dali peint un Christ, c’est Cadaqués. Quand Amanda suggère une pièce, c’est un Amanda Lear. De même que l’auteur d’un roman est à chercher dans le décor, les personnages, les mots, Amanda Lear est partout dans cette pièce. Elle est Anastasia (Rachida, Anaconda, Annabella, qui sait ?), la petite bonne qu’elle n’a pas voulu devenir, militante anticapitaliste dans le Londres des années 1960. Elle est la mère pauvre, Pierrette, ambitieuse désordonnée et légèrement décalée qui n’est ni totalement inélégante (un peu datée quand même, la robe « Armina »), ni dépourvue d’humanité puisqu’elle trouve parfois des excuses à la comtesse : c’est l’argent qui corrompt, mais le fond n’est nullement perdu. En quelque sorte, une comtesse en devenir. Quant à son mari, Jean-Luc, c’est un enfant qui rêve et le regard d’Amanda-la comtesse sur lui reste tendre comme celui de l’enfant sur un père aimant.
La comtesse elle-même peut sombrer par instants dans une sombre mélancolie : elle se sent coupable d’avoir parfois abusé de l’autre, au moment de son exigeante ascension, d’avoir avancé sans aucun égard parfois pour les souffrances infligées. Elle a atteint son objectif : la richesse. Mais elle souffre de son corollaire : chaque geste tendre d’un garçon est soupçonné d’être une étape de sa propre mise à mort et elle croit voir briller les dollars dans chaque regard amoureux. Amanda Lear pourrait donc incarner valablement tous les personnages, mais elle sait que pour plaire au théâtre, le public exige de reconnaître plutôt que de connaître. En plus d’être son portrait moral, cette pièce porte donc l’image de la diva parfaite : vêtements impériaux, coiffure permanentée à souhait, miracle christique (« Lève-toi et marche ! »). C’est au moment du salut que la reine Lear redevient Amanda : elle embrasse de loin son public, le remercie du fond de son cœur d’artichaut, cherche du regard un visage ami installé place H8. Mais là n’est pas l’essentiel.
Bien sûr, L’Argent de la vieille est une comédie. « Impériale et follement drôle ! » clame Télérama. « Décapant » souligne le Figaro, donnant dans l’analogie cuisinière. J’aurais plutôt dit : « Mélancolique. » Parce qu’en effet, quand la comtesse se livre, ce qui lui arrive seulement en tête-à-tête, de quoi se plaint-elle ? D’un manque de reconnaissance. Elle ne se sent pas appréciée à sa juste valeur. On ne dit jamais d’elle qu’elle est drôle, qu’elle est belle, qu’elle est élégante, qu’elle est cultivée. On la qualifie exclusivement de riche. L’argent emporte tout sur son passage. Elle ne peut jamais être certaine de la tendresse qu’on lui présente. Elle a perdu confiance en l’autre. Elle sait ce que l’argent détruit. Qui sait si elle ne fait pas œuvre caritative en empêchant les pauvres de gagner à la belote, en leur évitant les affres de la fortune : indifférence à l’autre, rupture, solitude, mélancolie ?
Amanda Lear-la comtesse incarne ce qu’on pourrait appeler « la mélancolie des vainqueurs ». Il se trouve que ce sera le titre d’un de mes prochains livres. C’est une coïncidence. Elle cohabite ainsi avec Freud, Jung, Hamlet, William Shakespeare et Christopher Marlowe, Michel-Ange et Léonard de Vinci, Baudelaire et la magnifique gravure de Dürer qui lui ressemble tant. Elle a voulu les sommets parce qu’elle est née dans la vallée. Elle les a eus. Elle avait entendu dire que « dans la vie on a ce qu’on peut, pas ce qu’on veut. » Elle a voulu de toute sa conscience et de toute son inconscience. Mais c’est vendre son âme au diable. Elle est bien sûr plus Elizabeth Première d’Angleterre, qui tranche, plus que Mary Stuart, qui complote. C’est l’intelligence qui gagne.
Quand la fin arrive, elle se retrouve comme une voleuse dans une maison vide. Une maison habitée seulement par des ombres. Un monde inhabité. Une vie inhabitée. Elle fuit d’une maison à l’autre. Elle suit l’arrivée du printemps. C’est le sens de sa vie. Evitant les rigueurs de l’hiver. Amanda Lear-la comtesse a passé sa vie à « venger sa race », ainsi que le dirait la chère Annie Ernaux, Prix Nobel de Littérature 2022, comme elle transfuge de classe.
C’est peut-être cette poésie qui la sauve. Faire de l’arrivée permanente du printemps le sens de sa vie est une attitude japonaise. J’ai quelques amis qui suivent ainsi au pays d’Hokusaï la floraison des cerisiers de l’île d’Okinawa jusqu’à Hokkaïdo, en gros de février à juin. C’est une activité centrée sur la peur de perdre et sur la perte, sur la nostalgie du bonheur perdu, sur le souvenir et, comme souvent au Japon, sur les liens inaltérables et essentiels entre les vivants et les morts. Dans la pièce, c’est le rêve de Pierrette, la femme pauvre : suivre l’arrivée du printemps. La fleur de cerisier qui tombe est certes triste de tomber, comme le rapporte mon ami le jazzman japonais Takumi Nakayama, mais en même temps elle et joyeuse de savoir qu’une autre fleur la remplacera au printemps prochain pour tout recommencer. Ainsi va le jazz japonais, moins pathologique que le jazz californien.
En quittant le théâtre, je me demande si je reverrai Amanda Lear sur scène. Cela nourrit ma mélancolie. Heureusement, elle lutte contre ma mélancolie, Amanda. Je sais que le film de Gaël Morel dans lequel elle incarne une tenancière de boîte gaie sort le 25 septembre prochain. Dès la rentrée, elle tourne dans une nouvelle production. En attendant, dans le silence rempli du chant des cigales de sa maison de Provence, elle va peindre d’arrache-pied pour préparer sa prochaine exposition en juin à Basel. Amanda Lear, on dira ce qu’on veut, c’est une femme olympique qui jamais ne s’éteint.
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