vendredi 1 mars 2024

Amanda Lear : Et si ?

 Amanda Lear : Et si ?

par Christian Soleil, écrivain . . .

Amanda Lear est souvent présentée comme une femme mystérieuse, une diva absolue, une extraterrestre qu’elle fut en effet un temps, dans le premier film où elle interpréta un petit rôle à la fin des années 1960. Elle a bien sûr contribué à installer puis à renforcer ce mystère en répondant de manière contradictoire, selon les époques, aux questions des journalistes.


Peut-être aurait-elle préféré qu’on lui pose des questions sur son art, sur « ses » arts serait plus juste, sur ses motivations, sur les sens multiples de ses paroles dès ses premiers albums de la période disco, sur ses sources d’inspiration, que sur les éléments les plus affriolants de sa biographie. Ce que l’on a été compte moins que ce que l’on devient. On est, après tout, ce que l’on choisit de devenir. La vie est une fiction que les plus courageux tentent de mettre en œuvre, que les plus retirés tentent d’écrire. Comme Amanda se situe à cheval entre construction de son destin et développement de son imaginaire, creuser ce filon pouvait avoir son intérêt.

Mais les choses étant ce qu’elles sont, les journalistes croyant volontiers ce qui fait vendre du « papier », même à l’heure de l’électronique dominante, elle s’est rangée finalement, par dépit, à cette injonction de Cocteau : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur. »


Le mystère d’Amanda Lear n’est pas celui qu’une certaine presse a contribué, avec sa collaboration active, à fabriquer. Ses contradictions sur sa date de naissance (entre 1939 et 1950, le 18 novembre ou le 18 juin), sur son lieu de naissance (Hong-Kong ou Saigon), sur son genre d’origine, ont certes contribué à brouiller les pistes. Mais il suffit de lire Jung pour comprendre la manière dont l’animus et l’anima tricotent de la fluidité de genre. Le masculin et le féminin, pour une femme de son époque, d’autant plus pour une femme qui a développé une relation avec Dali et une autre avec Bowie (même si elle niait cette dernière à la fin des années 1970, comme toutes celles qu’on lui prêta avec des rockstars, des coureurs automobile ou des rugbymen), le masculin et le féminin donc : un entrelac subtil où une chatte ne retrouve jamais ses petits.

Le vrai mystère n’est pas là, parce que les questions de genre à ce niveau de tout à l’ego n’intéressent que ceux qui, sans le savoir, ont des doutes sur eux-mêmes. On peut espérer que ce soit un cas minoritaire, même si aucune statistique sur le sujet n’est actuellement disponible.


Le vrai mystère d’Amanda Lear, profondément, est de savoir d’où elle tire cette énergie vitale qui l’amène à se tuer au travail depuis « toujours », en tout cas depuis qu’on la connait, à multiplier les albums année après année, à empiler les peintures et les dessins jour après jour, à accepter toutes les participations à des émissions de télévision dans différents pays d’Europe, les expositions mondiales, les rôles dans des films à l’intérêt variable, les publicités diverses depuis les années 1960, les apparitions dans les œuvres de Dali, bref le meilleur et le pire sans discernement, quand elle sait pertinemment la valeur des choses, la valeur de l’art, la valeur des vrais artistes : il n’y a peut-être que sur la valeur de ce qu’elle fait qu’elle ait des doutes, parce que comme Michel-Ange, si son personnage fait du marketing et se vend au plus offrant comme jadis à Faust, l’Amanda profonde ne travaille au fond que pour Dieu.

Il y a bien une Amanda Lear cynique qui se fiche d’un monde qui n’est décidément pas le sien et l’Amanda Lear qui épargne quelques visages potentiellement amis, en doutant toujours que les amitiés naissantes ne finissent pas en trahisons. Jamais sûre de l’autre, par expérience. Jamais sûre d’elle, par habitude. Jamais sûre de rien, par sagesse.


« Klaus Mann habitait très mal cette terre, » disait le poète. Amanda Lear ne diffère pas de l’écrivain antinazi qui dépassa son père Thomas au poids écrasant mais qui écrivait comme la grand-mère de Goethe. Mais elle construisit un monde d’illusions qu’elle promène toujours avec elle.


Amanda Lear, c’est le prestige, la magie, un monde de dupes, l’avers et l’envers du décor. Dans ses toutes premières chansons des années 1970, elle parle volontiers d’un destin construit de toutes pièces, d’un corps façonné par les chirurgiens, puis rêve, en tant que fille, d’être un vrai garçon dans If I was a boy. Tente-t-elle de brouiller les pistes, ou faut-il entendre ce qu’elle dit au premier degré ? Regrets, I had a few, but then again, too few to mention.


Son humour souvent placé en-dessous de la ceinture lui confère une image de « baiseuse » invétérée. A-t-elle fait l’amour à cinq ? lui demande Ardisson dans l’une de ses mémorables interviews. Elle fait mine d’hésiter, ne se rappelle plus très bien. Dans ces cas-là, voyons, on ne compte pas. « Ah oui, à cinq, oui… » La ménagère devant son poste de télévision dans les années 1990 ou 2000 est quand même impressionnée. Lucy Jordan en a rêvé. Cinq, c’est peut-être beaucoup. Bien évidemment, Amanda Lear vit sa vie sans le moindre sentimentalisme, c’est une femme fatale, une diva, une consommatrice effrénée qui absorbe des hommes comme on fait du shopping dans les rues de Milan, n’est-ce pas ? Pas le genre de femme à multiplier les images de son mari mort dans un incendie dans toutes les pièces de sa maison, à vivre à moitié dans les souvenir, à moitié dans l’espoir de le retrouver dans une grande lumière plus bleue encore que le ciel de Provence, bientôt, bientôt. Encore un effort, ma petite Amanda, le salut n’est pas loin.

Et si Amanda était tout le contraire de ce qu’elle laisse croire ? Et si elle descendait de Frédéric Mistral ? Et si elle parlait souvent là où ça fait mal, avec l’air de ne pas y toucher, aussi prussienne que Marlene, aussi indomptable que Romy ?


Et si elle était sentimentale comme la Belle du film de Cocteau, incapable de voler autre chose qu’une rose ?


Et si elle collectionnait des cœurs ex-voto ?


Et si elle séduisait pour maintenir à distance ?


Et si elle maintenait à distance pour protéger l’autre de sa propre fatalité ?


Et si elle cherchait à plaire à tout le monde pour se préserver, pour neutraliser l’ennemi ?

Et si elle quêtait dans le monde entier une reconnaissance qui ne lui suffirait jamais ?


Et si elle était vierge comme Marie, maternelle et protectrice comme l’Opium Queen de mon roman éponyme, pure et fraîche comme l’enfant qui vient de naître, mal à l’aise dans le monde des grands, distante comme une strip-teaseuse de chez Madame Jojo posant la tête sur mon épaule pour réclamer une présence sincère ?


Le fan aime d’Amanda Lear le personnage qu’elle a construit pour son adoration, à la fois généreux et lointain. Pas envie de se perdre. L’amant meurt rapidement : on est fatale ou pas. L’amoureux fou tente de comprendre sans peser. Il se débat pour un regard, mais ne sait pas toujours voir le geste affectueux de la divine. Amanda Lear est un modèle d’âme japonaise. L’essentiel n’est pas dit. Le seul langage possible est celui des gestes, des preuves sans promesses, parce que les promesses ont perdu toutes leurs valeurs et qu’on est toujours seul sur terre à tenter de se sauver.

Le plus intéressant chez Amanda, ce sont ses silences. Ils sont rares. Elle les prodigue peu aux inconnus. Ils peuvent être de colère. C’est dire qu’ils sont courts. La colère est furtive chez Amanda. Elle se l’interdit parce qu’elle en a peur. Elle la transforme vite en tristesse, ne sait faire du mal qu’à elle-même. La colère ne lui a pas été autorisée. Il y a aussi des silences d’abandon. Vite voilés. Mais ses silences sont les moments les plus précieux que l’on espère gagner chez elle. Ceux d’une âme au repos, apaisée. Qui n’attend plus rien. Qui se contente d’être.


Amanda parle pour faire taire qui hurle au fond d’elle. Cette femme qui est un symbole de vie est habitée par la mort. Comme le poète, après la disparition de Radiguet, s’asseyait à la nuit tombée sur le port de Villefranche et regardait le phare du Cap-Ferrat éclairer la rade par intermittence, voyant à peine les pêcheurs le saluer dans un monde déjà devenu pour lui un inaccessible au-delà.

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