Interview Anne-Cécile Beaudoin et Romain Clergeat - Paris Match ....
Paris Match. Vous étiez folle amoureuse de Dali. Pourtant, lorsque vous arrivez dans sa vie, il y a Gala.
Amanda Lear. Je ne savais pas qu’il était marié ! A l’époque, j’étais à l’Ecole des beaux-arts et je sortais avec Brian Jones, guitariste des Rolling Stones. J’avais 17 ou 18 ans. Nous nous sommes croisés pour la première fois chez Castel. Il était là ; ridicule, entouré d’une bande de parasites. Devant moi, il s’est écrié : “Vous avez la plus belle tête de mort que j’aie jamais vue.” J’étais vexée comme un pou. Il l’a senti et m’a expliqué : “Ma chère, unsquelette de bonne qualité, c’est la chose la plus importante dans la vie.” Pour moi, ce type était un grand con. Mais comme il voulait rencontrer Brian Jones (qu’il appelait “le rrrrrrrolling estone”), il nous a invités à déjeuner le lendemain. Brian étant, comme toujours, trop défoncé, j’y suis allée seule. Chez Lasserre, j’ai découvert un autre homme. Il m’a sorti le grand jeu, récitait des poèmes de Garcia Lorca, me regardait dans les yeux en disant : “On ne se quittera plus jamais.”
Il vous faisait la cour comme s’il avait été célibataire ?
Exactement. Et puis un soir, il m’annonce : “Demain, ma femme arrive. Je vais vous la présenter.” Je n’en revenais pas. Sans remarquer ma stupeur, il a poursuivi : “Il faut faire très attention. Gala est spéciale.” Il m’a alors expliqué comment m’habiller, me maquiller, me comporter… Lorsqu’elle est arrivée, Dali m’a vendue comme un marchand d’aspirateur. Je défilais devant elle, mais je voyais bien l’air consterné de Gala.
On peut la comprendre !
Cela s’est arrangé lorsque j’ai été invitée à Cadaqués. Je suis arrivée sans maquillage, sandales aux pieds, et Gala m’a vue nature. Ça lui a beaucoup plu. Quinze jours après, elle m’a prise à part dans sa chambre. Elle partait en Grèce avec un gigolo, comme d’habitude, et me confiait Dali pendant un mois. “Je ne l’ai jamais fait, m’a-t-elle prévenue. S’il lui arrive quelque chose, vous serez responsable.” J’étais un peu inquiète, d’autant que Dali m’a dit immédiatement : “On part faire la fête à Barcelone !” Sur place, l’envie lui a pris d’acheter des chaussures neuves, dans lesquelles il glissait tout le temps. J’ai fait quelques encoches sur les semelles. Le problème était réglé et ça a époustouflé Dali ! Il me voyait comme un mannequin éthéré et découvrait tout à coup mes réflexes de terrienne. Il a aussitôt appelé Gala au téléphone pour le lui raconter. Elle était emballée. Dès lors, je trouvais grâce à ses yeux. Elle se comportait en copine et en grand-mère.
Ce “partage” tacite de Dali, en avez-vous ouvertement parlé ensemble ?
On ne partageait pas ! Dali n’avait aucun rapport sexuel puisqu’il était impuissant. Il disait que les génies ne devaient pas se reproduire : “Imagine-t-on voir le fils de Michel-Ange chauffeur de taxi porte Maillot ?” Avec Gala, il vivait un amour cérébral. Elle était tout pour lui : sa femme, sa diva, sa patronne, son infirmière… Sans elle, il était perdu. Et elle acceptait tout de lui. Un jour de pluie où ils avaient crevé, elle est sortie seule réparer la roue car Dali lui avait dit : “Je suis un génie, je ne peux pas prendre le risque d’abîmer mes doigts.” Officiellement, j’étais la deuxième compagne de Dali. Ça faisait beaucoup jaser, évidemment, mais nous nous sommes très bien arrangées toutes les deux avec les cancans. Il existait un “ballet” non formulé.
Quand j’arrivais, comme par enchantement Gala partait en Suisse mettre de l’argent de côté. Et lorsqu’elle revenait, je retournais à Londres. Mais nous passions chaque Noël tous les trois ensemble, chez Maxim’s.
Les séances de travail dans son atelier se déroulaient aussi en trio ?
Non. J’étais seule avec lui. Dali était extrêmement discipliné. Après son petit déjeuner, il commençait. Vers 11 heures, on partait faire un tour en mer chercher des oursins. On déjeunait. Ensuite, sieste. Et de 16 heures à 20 heures, il se remettait au travail. Pendant qu’il peignait, je lui faisais la lecture. Proust, Huysmans, Sade, etc. Vers 20 heures arrivaient les amis et le gotha, genre les Beatles. Il a vendu un poil de sa moustache à Yoko Ono pour 10 000 dollars. En fait, un bout d’herbe séchée, car il la prenait pour une sorcière et avait peur qu’elle lui jette un sort.
On le disait menteur, âpre au gain, de mauvaise foi, raciste, cruel. Etait-ce vrai ?
Il aimait provoquer. C’était plus fort que lui. Ça rendait folle Gala, mais elle ne pouvait rien y faire. Rentrer dans une cage de rhinocéros, briser une vitrine de magasin sur la 5e Avenue à New York, c’était simplement pour se faire remarquer. Il aurait pu dire “vive Hitler” si ça allait attirer l’attention sur lui. Mais il ne pensait ni tout ce qu’il disait ni tout ce qu’il faisait. Il se prétendait antireligieux. Pourtant, peu avant sa mort, il a demandé à ce que sa Bible soit bénie par le pape, par exemple.
« Dali ne voulait pas que j’assiste à sa déchéance. Il a fini par me recevoir, mais dans le noir »
Mais le surnom-anagramme Avida Dollars, ce n’est pas une légende !
Gala, obsédée par l’argent, le poussait à bâcler certains travaux. On lui demandait de décorer une cravate pour 100 000 dollars et il faisait n’importe quoi. Il s’en foutait.
Que fuyait-il ?
Il avait une trouille bleue de la mort. Et de la pauvreté aussi. Avec Gala, ils avaient connu le manque. Elle s’affolait quand il n’avait pas signé un contrat depuis deux mois. Il gagnait beaucoup d’argent et, pourtant, il ne m’a jamais proposé un centime… “Si je vous donne de l’argent, on dira que vous êtes ma maîtresse et il n’en est pas question. Je suis marié, catholique, et je ne peux pas avoir une maîtresse”, disait-il. Du coup, c’était Gala qui me payait mes voyages, les hôtels.
Il ne vous a pas offert de toile, non plus ?Une seule fois. Parce qu’il y avait un trou dedans. Donc, elle ne valait rien. Et s’il vous offrait quelque chose, il fallait signer un papier en s’engageant à ne jamais le faire passer dans une vente aux enchères.
Souffrait-il de porter le même prénom que son frère, mort jeune ?
C’était son drame et une obsession. Au-dessus du lit de ses parents trônait la photo de son frère, Salvador, mort en bas âge. Chaque fois qu’il entendait “Salvador” dans une conversation, Dali ne savait pas si on parlait de lui ou de son frère. Ça l’a traumatisé. D’où ses extravagances, ses couronnes sur la tête, ses cris. Pour se clamer vivant !
Quand vous vous êtes mariée, comment l’a-t-il pris ?
Mal. Il m’a envoyé une gerbe mortuaire... et a organisé un dîner pour nous. Gala a été odieuse et Dali a regardé mon mari de haut devant tout le monde. Ça m’a vexée et beaucoup blessée. Comme je commençais à vendre des disques, je les ai invités, eux qui m’avaient vue si fauchée. Ça ne leur a pas plu non plus. En outre, on me demandait des autographes dans la rue. J’existais par moi-même et Dali ne le supportait pas. Notre relation a définitivement été modifiée. Plus tard, sentant sa fin approcher, Gala m’a convoquée dans sa chambre ronde pour me dire : “Je ne serai bientôt plus là, je veux que vous épousiez Dali.” Mais il n’en était pas question pour moi.
Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
Les dernières années, il était très difficile de lui parler. Gala était morte. Arturo, son domestique, me racontait des horreurs sur la bande de vautours qui tournoyaient autour de lui. Dali ne voulait pas me voir. Il ne souhaitait pas que j’assiste à sa déchéance. J’ai insisté, bien sûr. Il a fini par accepter, mais uniquement dans le noir.
La mort de Gala marque sa fin, n’est-ce pas ?Elle le contrôlait, le calmait, l’aiguillait. Il pouvait s’adonner à ses délires. Elle était derrière lui quand ça débordait. Gala disparue, ses caprices ont fini par l’angoisser. Tout s’est écroulé. Peu après, il fut frappé de la maladie de Parkinson et, pour un peintre… Il a pété les plombs, réclamait un pistolet pour se tuer. Et son entourage lui a définitivement mis le grappin dessus. Comme il n’était plus capable de signer, ils ont eu la riche idée de prendre l’empreinte de son pouce et d’en faire un sceau. Vous imaginez tout ce que ce tampon a tamponné, si je puis dire… Lui voulait être enterré dans le petit cimetière de Cadaqués. Au lieu de ça, il est au beau milieu de son musée. Résultat : aujourd’hui, les gens lui marchent littéralement dessus.