vendredi 7 juillet 2017

Amanda Lear: «Dalí était impuissant ! Qu’on lui fiche la paix !»

Alors que la justice espagnole a demandé que soit exhumé le corps du peintre à la suite d’une demande en paternité, l’actrice et chanteuse Amanda Lear, qui fut sa muse, donne son point de vue sur cette affaire. Elle raconte le génie et ses extravagances.

Getty Images
Dans son atelier, Dalí fit poser Amanda Lear. Ici, à gauche, en 1971, en Espagne. C’est l’acteur américain Yul Brynner qui prit la photo.


" Je n’ai rien à dire sur ce lamentable épisode. L’appât du gain me dégoûte.» Depuis sa maison du sud de la France, Amanda Lear, en repos forcé après un récent burn-out, semblait fâchée par l’affaire Dalí la semaine passée. En Espagne, Pilar Abel, une voyante de 61 ans, après une demande en paternité, vient d’obtenir de la justice de son pays que soit exhumé le corps du peintre décédé le 23 janvier 1989, à 84 ans. Si, comme elle le prétend depuis dix ans, elle est la fille de l’artiste, elle touchera sa part d’héritage. Il faut donc comparer leurs ADN. Amanda Lear côtoya Dalí pendant dix-sept ans. Témoin privilégié de sa vie, elle nous parle de sa relation avec l’extravagant peintre. L’un des artistes les plus importants du XXe siècle.
Dans son manteau violet, affublé d’une perruque et d’une couronne, Salvador Dalí, en compagnie de sa muse Amanda Lear, assiste en 1969 au bal oriental du baron Alexis de Redé sur l’île Saint Louis à Paris. Photo: Getty Images

Quelle a été votre réaction en apprenant que l’on demandait que soit exhumé le corps de Salvador Dalí ?

Il est mort en 1989. Qu’on lui fiche la paix! Il voulait être enterré aux côtés de sa femme ou de son père. On l’a mis dans le théâtre-musée qui porte son nom à Figueras. Il y a une plaque par terre et des milliers de gens lui marchent dessus à longueur de journée. L’ADN de Dalí est partout sur ses objets personnels, alors pourquoi le déterrer? J’ai une chemise, des lettres. Il y en a des traces sur ses tableaux. Des scientifiques américains sont venus chez moi pour en prélever. Une enquête demandait alors d’identifier certaines toiles. Tant de faux ont circulé. De son vivant, il était entouré de parasites qui n’en voulaient qu’à son argent.

Vous en avez été le témoin ?

Je lui disais: «Ces gens vous mentent, vous font signer n’importe quoi.» Il répondait: «Je sais.» Et ajoutait: «Il faut vivre d’erreur et de parfum!» Il avait un côté masochiste, ravi de se sentir exploité.

Quand vous êtes-vous rencontrés ?

En 1965, chez Castel, la boîte de nuit parisienne. J’étais étudiante aux Beaux-Arts, mannequin, j’avais 18 ans. Brian Jones des Rolling Stones habitait chez moi. Dalí était assis sur un trône, entouré d’une cour. Il m’a dit: «Vous avez la plus belle tête de mort que j’ai jamais vue!» Je me suis dit, sans comprendre: «Quel sale con!» Pour lui, le squelette était une architecture plus importante que notre chair, vouée à se dégrader et disparaître. Il peignait des homards, dont la carapace – un exo­squelette – le fascinait par sa forme et sa perfection.

Il s’est immédiatement intéressé à vous ?

Il adorait la musique des Beatles et des Stones. Et il a dit en roulant les «r»: «Où est-il, ce Rrrrolling é-Stone?» parlant de Brian Jones. Il m’a fait un baisemain et m’a invitée à déjeuner chez Lasserre le lendemain. Il me récitait du García Lorca, me comparaît à la Mélancolie, la gravure d’Albrecht Dürer. Et nous ne nous sommes plus quittés.

Entrer dans sa vie nécessitait l’assentiment de sa femme.

A l’hôtel Meurice, ça s’est très mal passé la première fois. Gala était terrible, protectrice. C’est elle qui a fait Dalí, a cru en lui. Elle gérait ses contrats. Cette petite bonne femme mal fichue au regard noir fascinait. Elle s’est tapé tous les surréalistes: Max Ernst, André Breton, Paul Eluard, avec lequel elle a été mariée et dont elle a eu un enfant. Elle l’a quitté pour Dalí. Elle faisait le gendarme, veillait à ce qu’il ne m’offre pas de tableau. Dalí m’a dit avant que je ne la rencontre: «Maquillez-vous, mettez des faux cils, une minijupe, montrez vos jambes.» Il attendait le verdict comme un petit garçon terrorisé. Gala pestait: «Des mannequins comme elle, il y en a plein.» Il me demandait de marcher, vantait mes  qualités et me vendait comme un aspirateur (rire).

Elle a fini par vous adopter.

Sans maquillage cette fois, en petite robe d’été et espadrilles. Sous le soleil brûlant de Cadaqués, elle m’a regardée comme un être humain. Gala m’a désigné sa chambre d’amis, un privilège rare. Elle m’a confié une clé de la maison et Salvador Dalí. Elle aimait tellement son mari: «S’il est heureux avec vous, vous avez ma bénédiction», disait-elle. Savoir que quelqu’un veillait sur lui la rassurait.

Elle était sa femme, vous sa muse. Vous étiez amants ?

Pour moi, il a été un frère, un père, un gourou, un professeur d’art, un amant. Il a tenu tous ces rôles. Je posais nue. Mais nous n’avions pas de relations charnelles. Dalí était impuissant. J’étais sa muse, son ange. Quelqu’un qui vit avec un artiste, partage sa vie, son intimité, l’inspire, le fait rire, lui fait la lecture. Je lui racontais tout, mes joies et mes chagrins d’amour. Il aimait ma pâleur, ma gravité. Il me surnommait cascaballet de plata, petit grelot d’argent, à cause d’un pendentif de mon enfance. Notre  trio intriguait. «Que fait Dalí avec deux femmes ? Gala est-elle lesbienne?»

A-t-elle vraiment souhaité que vous l’épousiez ?

Oui, une fois qu’elle serait morte. Elle a disparu en 1982, à 88 ans. Elle avait dix ans de plus que lui. C’était une Russe très croyante, elle m’avait demandé de jurer sur la Vierge noire de Kazan que je l’épouserais. J’ai refusé. J’avais une vie, une carrière de chanteuse disco se dessinait devant moi, notamment grâce à David Bowie.

Que pensait Dalí de vos toiles ?

«Surtout ne me montrez jamais vos tableaux!» me disait-il. En parfait misogyne, il prétendait qu’il n’y avait pas de grands peintres femmes. Je répondais: «Et Mary Cassatt, Suzanne Valadon, Frida Kahlo, Berthe Morisot?» Il répondait, tel un vieux macho espagnol: «Aucune femme n’a jamais peint la chapelle Sixtine!»
Un jour, j’ai osé lui soumettre mes toiles. «C’est pas mal... pour une femme!» Je peins tous les jours. J’entends encore sa voix, ses conseils me guident: «Trop de bleu. Attention au ciel!» La peinture est ma  psychanalyse, elle extériorise mes frustrations, ma libido.

Aimiez-vous ses œuvres ?

Non. Je préfère Picasso. Je reste en extase devant les miniatures, des tableaux comme des cartes postales, réalisés avec des pinceaux à un poil, d’une précision et d’une netteté folles. Ses grands formats, têtes de mort, montres molles, ses fourmis et ses cauchemars me faisaient peur.

Comment expliquer son obsession de la mort ?

Ses parents avaient au-dessus de leur lit la photo de leur fils aîné. Cet enfant mort s’appelait Salvador. Petit, chaque fois que Dalí entendait son prénom, il ne savait pas si on parlait de lui, le cadet vivant, ou de son frère, son homonyme décédé. La photo du défunt le fixait depuis le mur. Cette idée parsème son œuvre.

Il y avait des rituels entre vous ?

Le soir, il passait sa moustache au noir et la graissait. Il m’embrassait très fort. Je repartais dans ma chambre avec l’empreinte sur le front. Il était intrigué par le fait que je ne transpire pas, passait sa canne sous mon aisselle comme on glisse un thermomètre, la reniflait et s’extasiait: «Vous sentez les genêts en fleur! Le miel, Cadaqués au printemps...»

La banalité du quotidien l’effrayait ?

Sa laideur. Il portait des lunettes dont les verres étaient sales, collants du miel qu’il mettait dans son thé. Une fois nettoyés, il s’étonnait: «C’est affreux, je vois net. La réalité est moche!» Je prenais du LSD pour être dans l’air du temps et ses visions psychédéliques. Il avait horreur de la drogue, n’en avait pas besoin. «Buvez un verre d’eau minérale et vous verrez un arc-en-ciel!» J’ai décroché sur son injonction.

Le public ne connaît de Dalí que l’extravagant personnage. Etait-il constamment en représentation ?

Non. Dans l’intimité, comme un clown qui se démaquille, il laissait apparaître sa vraie nature, pleine d’humour, d’attention. C’était un lettré, un écrivain, un conteur, un philosophe, un peintre de génie. Dès qu’il voyait un journaliste ou un photographe, il faisait son numéro, redevenait ce provocateur antipathique. Je le détestais.

Pourquoi ?

Comment pouvait-il s’abaisser à faire le pitre, à peindre n’importe quoi, comme une cravate, contre 100 000 dollars? Peu lui importait qu’on le critique. Il répétait: «Chez Dupont, tout est bon!» Il avait intégré les codes du showbiz en Amérique. J’étais à bonne école. Il m’a appris à manipuler les médias. Il détestait l’idée, idiote à ses yeux, du peintre maudit. Modigliani pauvre, éclairé à la bougie, ou Van Gogh noyé dans l’absinthe. Les maîtres que sont Michel-Ange ou Léonard de Vinci devaient être à la table des puissants, des rois, comme lui avec les Rothschild.

Manège à trois. Gala (au centre), de son vrai nom Elena Ivanovna Diakonova, était la femme de Dalí. Elle gérait ses affaires et avait accepté, dès 1965, la présence d’Amanda Lear. Photo: Getty Images

Vous l’avez accompagné partout, même en Suisse.

Il ne voyageait qu’en bateau, l’avion le terrorisait. La première fois qu’il l’a pris, c’était avec moi. Nous nous rendions à Genève. J’ai dû lui donner un Valium pendant le vol. Un soir, alors que nous traversions en dehors des clous, une femme policier nous a demandé nos papiers. Dalí n’avait pas son passeport sur lui. «Vous me reconnaissez, tout de même. Regardez ma moustache et ma canne. Je suis Dalí!» Rien à faire. J’ai su négocier. Dalí, vexé, pestait contre la Suisse et ses lois. Nous avons ensuite rejoint Lausanne. Il est tombé dans la rue à la sortie du Beau-Rivage. Là, j’ai mesuré la fragilité de cet homme devenu si vulnérable. Il était désemparé. Il tremblait. C’est un drame pour un peintre d’être incapable de tenir un stylo ou un pinceau. Il souffrait de la maladie de Parkinson.

Votre toute dernière rencontre ?

Il m’a reçue dans le noir afin que je ne perçoive pas sa déchéance. Il avait une très haute opinion de lui-même. J’entendais sa respiration, devinais sa silhouette squelettique. Il ne voyait pas mes larmes. Il m’a confié un morceau de bois ayant appartenu à Gala dont il ne se séparait jamais. C’est ce qu’il avait de plus précieux. Ce porte-bonheur était destiné à me porter chance. Je lui ai dit: «Dalí, je vous ai tellement aimé!» Il m’a répondu: «Yo también.» Je suis sortie, sans me retourner.


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